Lewis Mumford, Rage against the machine !

 

« La machine a pris de la valeur parce qu’elle… augmentait l’utilisation de la machine. » (p. 283)

« Dès les débuts , les conquêtes les plus durables de la machine ne furent pas les instruments eux-mêmes, vite démodés, ni les produits, vite consommés, mais les modes de vie qu’elle rendait possibles. L’esclavage de la machine était aussi une éducation. » (p. 319)

« Ce serait une grossière erreur de chercher dans le seul champ de la technique une réponse à tous les problèmes qu’elle a soulevé. » (p. 419)

 

 

« Rien n’est impossible », c’est par cette phrase optimiste que se termine Technique et cicivilisation (1934) de l’historien américain Lewis Mumford. Dans cet essai passionnant, Mumford tente d’explorer l’évolution des techniques et de voir de quelle manière la machine porte largement l’empreinte de l’idéologie capitalisme qui a configuré notre manière de penser la vie et la technique. Ce qui est particulièrement passionnant avec Mumford est qu’il propose dès 1934 un socialisme non productiviste (même si cela reste à nuancer, on y reviendra) dont le pivot est de recentrer la machine sur « l’organique » (c’est-à-dire l’homme et l’environnement) et non de penser l’homme comme devant s’adapter à la machine comme le montre la généalogie dressée par l’historien.

 

Trois phases historiques : éotechnique, paléotechnique et néotechnique

 D’abord, l’histoire. Pour Mumford, l’évolution des techniques se divise en trois phases : l’éotechnique (où les machines existent mais évoluent peu et ne structurent pas fondamentalement la société) ; le paléotechnique (à partir du 18e siècle où on essaye « d’universaliser la machine » malgré les tensions sociales que cela induit) ; et le néotechnique (où la machine ne cherche plus à se substituer à la vie) ; à laquelle s’ajoute une phase prospective de prolongement positif du néotechnique socialisé (c’est-à-dire qui aurait de manière rationnelle abandonné le capitalisme) non réellement nommée par Mumford, mais qui pourrait s’appeler le biotechnique ou l’organicotechnique. Chacune de ses phases se caractérise par le recours à des sources d’énergies caractéristiques de leur phase, ainsi que des structurations sociales. Car pour Mumford, toute la progression d’une société réside dans la conversion de l’énergie qu’elle opère et à quoi elle emploie cette énergie. En d’autres termes, « dit moi ton rapport à l’énergie et je te dirai quelle forme de civilisation t’est possible ».

 

contexte caractéristiques énergie innovations période
EOTECHNIQUE agriculture Bon marché, adaptable, basique Bois, vent et eau, cheval Horloge, presse à imprimer, haut fourneau. An 1000-1750 (apogée au 16e siècle en Italie)
PALEOTECHNIQUE Production de masse Bon marché, uniforme, durable Charbon et fer

 

Machine à vapeur 1750
NEOTECHNIQUE Uniforme, durable Électricité et alliages Dynamo, radio 1930 (période pas réellement définie)

Inutile de dire que la phase paléotechnique est celle qui a le moins grâce au yeux de Mumford : c’est pour lui une période de chaos social et culturel engendré par la nouvelle religion industrielle. Le salut proviendra de la phase néotechnique (dont il avoue ne pas pouvoir entièrement délimiter les contours par manque de recul) qui renoncera à l’aspect destructeur du paléotechnique tout en profitant des avancées technique qu’il propose. « La phase néotechnique, avec ses connaissances chimiques et biologiques plus avancées, fait face au gaspillage. Elle tend à remplacer l’exploitation destructrice des début par l’emploi économe et respectueux de l’environnement naturel. Grâce à l’électricité, le ciel clair et les eaux propres de la phase éotechnique réapparaissent. » (p. 259). Dans ces lignes, on sent une forme de croyance en la technologie, même après avoir tiré un diagnostique sévère du paléotechnique et avoir dit que le néotechnique continuait de procéder par une idéologie finalement assez similaire (malgré la prise en compte de la psychologie, de la sociologie, etc. ). La forme d’optimiste technologique qu’on sent ici poindre (on est en 1934!) découle de la croyance (ou l’espoir) de Mumford qu’on arrive à la fin de la société du gaspillage et que le néotechnique sera l’occasion de privilégier des énergies renouvelables (il n’emploie pas ce terme, mais c’est l’idée) issues du solaire ou de l’éolien. Pour Mumford, le paléotechnique ne se souciait pas de la postérité, alors que le néotechnique la prépare… ce qui avec le recul actuel paraît assez optimiste (à moins que nous ne soyons pas tout à fait sorti du paléotechnique). En forçant un peu le trait, on pourrait dire – au delà des évolutions en termes de sources d’énergie – que pour Mumford, la phase néotechnique serait une forme de paléotechnique devenue vertueuse grâce notamment aux mutations de sources d’énergies et à la prise en compte des sciences sociales. D’ailleurs, il revient dans la dernière partie de son essai sur les freins qui font que le néotechnique peine à s’imposer. Parmi ces freins trône le capitalisme (Mumford ne fait pas mystère de la nécessité socialisation[1] de la technique pour le plein avènement de la phase néotechnique vertueuse). Et ces freins sont le fait de classes qui tiennent à conserver ses prérequis hérités du paléotechnique comme les banquiers, les politiciens et les hommes d’affaires[2].

luddistes
Luddistes brisant leurs machines

Technique et machine

Mumford donne une définition assez claire de ce qu’il entend par machine : « Les machines ont été développées à partir d’un complexe d’éléments non organiques pour convertir l’énergie, accomplir un travail, accroître les capacités mécaniques ou sensorielles du corps humain, ou réduire à un ordre et une régularité mesurables les phénomènes de la vie. » (p. 33) Cette définition crée d’emblée une différenciation entre outil et machine : le premier étant simple et adaptable — « convivial », si on reprend le terme d’Ivan Illich qui lui est postérieur — ; la deuxième étant fixe, à destination unique et complexe. La première implication de la généralisation de la machine est qu’elle implique une vie réglée. On évoque souvent l’invention de l’heure universelle comme signe de la modernité induite par la propagation du rail qui nécessite des horaires pour fonctionner sans accidents, mais cette « invention » n’est en fait qu’un élément d’un ensemble qui trouve, selon Mumford, ses racines bien avant, notamment dans les liturgies répétitives (à horaires fixes sur un territoire donné) pratiquées dans les monastères (Bulle du pape Sibinianus au 7e siècle). La vie réglée monastique sort de sa retraite pour contaminer la vie sociale : la vie réglée industrielle fait son apparition. C’est à ce moment que l’idéal machinique s’impose et où on commence à penser que pour être plus efficace, l’homme doit s’adapter à la machine bien réglée, et pour cela sa vie doit aussi devenir bien réglée (repas réguliers, horaires de travail, etc.) et uniforme (tout le monde fait les mêmes opération en même temps).

Ce qui change également avec ce temps mesuré est qu’on commence à envisager un futur qui ne passerait pas (forcément) d’essence divine ou eschatologique. Le futur peut être sur terre, et il revient aux hommes de l’organiser.

Cette idée de futur dont la responsabilité incombe aux hommes (et à la science) va être très importante dans le développement des machines notamment à travers l’idée qu’une technique inutile aujourd’hui pourra l’être demain si on lui trouve une application machinique. Ainsi s’engage des spéculations sur un futur matériel et industriel qui va servir le la version capitaliste du récit de progrès téléologiquement orienté vers la plus grande efficacité technique (et non sociale, contrairement à ce qui propose Mumford à la fin de son texte).

Enfin, la haine du corps véhiculé par l’Église catholique puis par la réforme protestante encourage à imaginer et mettre en œuvre des dispositifs permettant à l’homme de s’émanciper de son animalité, d’offrir un corps machinique à l’homme. On se met à rêver d’un homme machinique avec des gestes efficaces et à la précision répétée et cela bien avant Descartes.« L’européen occidental [à partir du XVIIe siècle] conçut la machine parce qu’il voulait la régularité, l’ordre, la certitude, parce qu’il désirait limiter les mouvements de ses semblables, de même que les réactions de son environnement, à une base plus prévisible et définie. Mais à partir de 1750, la machine est devenue plus qu’un instrument d’adaptation pratique ; elle est devenue un objet de désir[3]. »

forge

L’homme machinique comme horizon

C’est donc au 18e siècle industriel que, selon Mumford, tout était réuni pour que l’idéal bourgeois s’impose et avec lui celui du capitalisme industriel : « La vie, dans sa variété sensuelle et la chaleur du plaisir était exclus de son univers. Le corps disparaissait . Le temps est réel : comptez-le ! Le travail est  réel : pratiquez-le ! L’argent est réel : économisez-le ! L’espace est réel : faites-en la conquête ! La matière est réelle : mesurez-là ! Tels étaient les réalités et les impératifs de la philosophie bourgeoise. Si l’on excepte la survivance du dogme du salut éternel, chacun de ses élans était soumis à la règle : la règle du poids, de la mesure et de la quantité. Le quotidien était complètement régenté. Au XVIIIe siècle, Benjamin Franklin, probablement précédé par les Jésuites, couronna le phénomène en inventant un système de comptabilité morale[4] ». L’« évangile industriel » peut se mettre en place en substituant son grand récit du progrès (avec ses commandements et ses martyrs[5]) à celui de la religion : « chacun reconnaît que l’on doit mille instruments salutaires à la technique nouvelle. Mais depuis le XVIIe siècle, la machine s’est substituée à la religion. Or une religion dominante n’a pas besoin d’être justifié par son utilité[6] ».

Mais les machines sont extrêmement voraces en énergie et pour les alimenter, il faut du combustible en grande quantité. Pour Mumford, c’est à ce moment que se met en place l’habitude du gaspillage comme une des caractéristiques du capitalisme industriel. Naturellement, ce gaspillage des ressources aura comme corollaire la guerre comme forme radicale[7]. La guerre associée à l’idée de nation, servent également, selon Mumford, de béquille au capitalisme non seulement pour désamorcer la conscience de classe, mais aussi pour servir de pis aller lorsque le peuple commence à se rendre comte que son pseudo récit de progression sociale est une fable : « la “nation” avait un avantage sur la “classe”. Elle pouvait faire appel à des instincts plus primaires, car elle jouait non sur des avantages matériels, mais sur des haines et des passions naïves, et des tentations suicidaires. Après 1850, le nationalisme devint d’adjudant du prolétariat épuisé, et ce dernier perdit son complexe d’infériorité et de défaite en s’identifiant à l’Etat tout-puissant[8] »

Une des idées intéressantes de Mumford – et particulièrement originale si on la remet dans son contexte de 1934 – est de considérer l’évolution des techniques non pas comme une succession de révolutions (approche encore fort répandue aujourd’hui : pour s’en convaincre, il suffit de lire la plupart des textes consacrées aux « nouvelles technologies »), mais comme des syncrétismes. Pour lui, les nouveauté techniques ne sont que des améliorations de techniques plus anciennes qui se cristallisent dans les machines qui proviennent de la sédimentation de couches technologiques successives. La conséquence de cette approche syncrétique est que pour comprendre l’idéologie de la machine contemporaine, il faut fouiller ses couches vestigiales. L’exploration de ces couches permet notamment de comprendre les blocages qui font qu’encore à son époque (et c’est probablement encore d’actualité !) le cœur ontologique de la machine : l’idée que l’homme doit s’y conformer pour être sauvé.Le dévouement à la machine (et au capital) devient l’idéologie dominante et donne naissance à l’idée de l’homo oeconomicus, c’est-à-dire une homme rationnel qui imite la machine dans toutes ses activités. Cette sédimentation technique aurait aussi comme conséquence  ce qu’Oslwald Spengler nomme « pseudomorphisme culturel », c’est-à-dire le fait que même si on aperçoit des différences de surface dans l’évolution des techniques, son terreau culturel et idéologique reste le même.

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La machine contre la créativité

Pour Mumford un des aspect les plus mortifères du capitalisme et de sa mauvaise exploitation de la technique est qu’elle interdit toute créativité individuelle. « La première exigence du système de l’usine est donc la castration du talent. La seconde, c’est la discipline par la crainte de la faim. La troisième, c’est la suppression des activités alternatives par, à la fois, le monopole de la terre et un recul en matière d’éducation.[…] Ces trois conditions constituent les fondements de la discipline industrielle, et elles étaient entretenues par les classes dirigeantes, bien que la pauvreté de l’ouvrier minât et ruinât périodiquement le système de production de masse que la nouvelle discipline recherchait. C’est là l’une des contradictions inhérentes au schéma capitaliste de production[9]. ». On retrouvera abondamment cette idée dans les critiques sociales des années 1960, mais elle est particulièrement importante chez Lewis Mumford. Dans son chapitre conclusif (et prospectif), il va même jusqu’à affirmer que le but social de la technique est de mettre en œuvre les conditions pour que l’homme puisse faire preuve de sa créativité dans chacun de ses actes quotidiens.

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Plonk et Replonk

Critique de l’utilisation de la machine

Autre thème qui revient en filigrane de la pensée de Mumford est l’idée que la technique n’est pas mauvaise en soit, mais que c’est l’utilisation qu’on en fait qui l’est. Pour Mumford, cette utilisation est la création de machines qui contraignent l’homme, détruise le social et engendrent un gaspillage d’énergie : « Les machines ont en quelque sorte autorisé l’inefficacité sociale. Cette autorisation a été tolérée d’autant plus facilement que les entreprises individuelles gagnaient ce que l’ensemble de la communauté perdait par cette mauvaise utilisation de l’énergie[10] ». Si, pour le coup, Mumford est une des inspirations de la pensée techno-critique, il reste cependant partiellement tributaire de la doxa de la « mauvaise utilisation ».

Cela est cependant nuancé si on prend en compte le fait que pour lui cette mauvaise utilisation est avant tout idéologique dans le sens où elle provient du syncrétisme technologique et du pseudomorphisme culturel. D’ailleurs, il consacre une partie de Technique et civilisation aux résistances à la technique. Ici, il renvoie ici dos à dos Art & Craft de William Morris (dont ils trouve les intuitions intéressantes notamment dans l’intérêt qu’il porte à la réintroduction du beau dans les objets manufacturés, mais dont les conclusion lui paraissent anachroniques), le culte du passé, le régionalisme  littéraire, le primitivisme, la posture romantique, le retour à la nature (qu’il considère comme une imitation défaitiste du geste des pionniers). Pour Mumford  « la méthode [des opposants à la technique] n’était pas bonne, mais l’intérêt véritable[11] », ces mouvement n’ayant produit que des compensations naïves à la machine (et qui finalement la prolongent) sans réellement proposer de nouvelles postures : « Nous devons abandonner, pour résister à la machine, les esquives futiles et ridicules que sont les régressions dans la sauvagerie, ou le recours aux anesthésiques et aux compensations[12] ». Toutefois, Mumford ne rejette pas totalement l’expérience Art & Craft notamment parce qu’elle propose une nouvelle approche de l’artisanat, pratique éotechnique qui est, selon l’historien, une inspiration nécessaire si l’on cherche des formes pour s’émanciper de la machine paléotechnique[13] .« Croire que les dilemmes sociaux créés par la machine peuvent être simplement résolus par l’invention de plus de machines encore est aujourd’hui [en 1934] le signe d’un pensée desséchée qui confine au charlatanisme[14] ». Mumford semble dire que plus de machine ne résout pas les problèmes sociaux mais seulement des problèmes de machines et en même temps, le devenir organique de la machine semble être pour lui une perspective positive (sans réellement expliquer pourquoi). Visiblement, le récit d’émancipation de Mumford passe en partie par une machine, mais une machine réformée du coté de l’organique, c’est-à-dire en adéquation avec la vie et l’humain. Plusieurs décennies plus tard, on constate que c’est le chemin inverse qui semble avoir été emprunté…

Maxence Alcalde, juillet 2019.

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NOTES

[1]    « socialisation » est ici à prendre dans le sens de son opposition au capitalisme et une adhésion aux thèses socialistes. Cependant, Mumford ne prône pas non plus un communisme de type soviétique dont il rejette l’autoritarisme et le productivisme. On peut alors penser que le régime politique idéal de Mumford serait un hybride entre l’anarchisme (il cite Kropotkine à plusieurs reprises) et la social-démocratie.On trouve notamment chez lui une critique radicale du matérialisme sans finalité qui caractérise pour lui (et ici, il s’inspire de Marx) le capitalisme industriel.

[2]    p. 269 (Sauf mentions contraires, toutes les notes renvoie à Lewis MUMFORD, Technique et civilisation (1934 [1950]), trad. Nathalie Cauvin et Anne-Lise Thomasson, Marseilles, éd. Parenthèses, coll. Eupalinos, 2016)

[3]    p. 357.

[4]    p. 62

[5]    C’est au 19e siècle qu’on voit apparaître de nombreux récits sur la matyrologie scientifique et des ingénieurs à travers des histoires édifiantes souvent distribuées comme livres de prix aux brillants élèves.

[6]    p. 74

[7]    « L’armée est le consommateur idéal, car elle tend à réduire à zéro l’intervalle de temps entre la production initiale rentable et le remplacement rentable. Le foyer le plus luxueux et le plus prodigue ne peut rivaliser en consommation avec un champ de bataille. Mille hommes fauchés par les balles entraînent plus ou moins la demande de mille uniformes, mille fusils, mille baïonnettes supplémentaires. Un millier d’obus tirés ne peuvent être récupérés et réemployés. » (p. 112)

[8]    p. 200.

[9]    p. 183.

[10]  p. 280.

[11]  p. 294.

[12]  p. 316.

[13]  « Dans l’artisanat, c’est le travailleur qui est représenté, dans la conception de la machine, c’est le travail. Dans l’artisanat, on met l’accent sur la note personnelle, l’empreinte de l’ouvrier et de son outil est indéniable. Dans le travail mécanique, l’impersonnel prévaut, et si l’ouvrier laisse une preuve quelconque de son rôle dans l’opération, c’est un défaut ou une imperfection. » (p. 345)

[14]  p. 359.

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