Bernard Stiegler, Lizzie Fitch & Ryan Trecartin.

 

« L’économie hyperindustrielle, qui fait flèche de tout bois, exploite sans vergogne les effets les plus pervers de la misère symbolique qu’elle engendre, recycle et aggrave encore. »

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Lizzie Fitch & Ryan Trecartin, P.opular S.ky (section ish), 2009.

Dans un premier post sur mes lectures de Bernard Stiegler, j’avais évoqué La Technique et le temps, un des premiers ouvrages publié par le philosophe. J’y avais prélevé un certain nombre d’idées intéressantes même si j’avais quelques réserves sur le style et son attachement à Derrida qui, à mon sens, limitait la portée de sa réflexion. Entre temps, j’ai lu Ars Industrialis (ouvrage que je ne trouve pas passionnant, probablement en raison de sa portée programmatique parfois emprunt d’une forme de positivisme) et surtout De la misère symbolique (qui est pour le moment le texte qui me semble le plus éclairant. Cela dit, c’est aussi probablement parce que j’ai lu ses ouvrages dans leur ordre de publication et que je me suis familiarisé avec les terminologies de Stiegler que je trouve un certain aboutissement à la pensée de l’auteur sur la technique dans De la misère symbolique…)


Même si cela n’est pas central dans De la misère symbolique, Bernard Stiegler prend le temps de poser le contexte historique de son analyse. D’emblée, il affirme l’adéquation du terme postindustriel (et son corollaire « postmodernité ») avec ce qu’il observe. Pour Stiegler, ce qui est problématique dans le terme « postindustriel », est le préfixe « post » qui induit un achèvement ou une clôture ; préfixe auquel il préfère « hyper » qui induit une idée de prolongement (voir exacerbation). Le problème est que Jean-François Lyotard – un des promoteurs de l’idée de postmodernité – prend comme acquis que la société postindustrielle pronostiquée par Alain Touraine est un fait.  Or, pour bien comprendre l’option choisie par Stiegler, il convient tout d’abord de définir le caractère de la modernité. Ce caractère, il l’emprunte principalement à trois philosophes : Heidegger, Marx et Deleuze. Pour Heidegger – je résume à gros traits – la modernité est la période où le calcul devient roi et où on cherche à dominer la nature par la technique. Pour Marx, c’est l’avènement du capitalisme et de la société bourgeoise. Enfin, pour Deleuze, la modernité est l’avènement de la société de contrôle.

Stiegler choisit donc de qualifier notre contexte historique d’hyperindustriel[1] qui est finalement le contraire de postindustriel ou du postmoderne dans le sens où nous n’aurions pas assisté à une clôture de la modernité, mais plutôt à sa généralisation et son exacerbation dans toutes les sphères du vivant : « C’est par une extension du calcul bien au-delà de la sphère de la production et par une extension corrélative des domaines industriels que l’on peut caractériser l’âge hyperindustriel, où il est devenu courant de voir la troisième révolution industrielle, et que cette computation généralisée fait précisément intervenir le calcul dans l’intégralité des dispositifs caractéristiques de ce que Simondon nomme l’individuation psychique et collective. Autrement dit, l’hyperindustrialisation fait apparaître une nouvelle figure de l’individu, mais, et c’est aussi le paradoxe de mon titre, une figure de l’individu telle que celui-ci s’en trouve défiguré dans la mesure où la généralisation hyperindustrielle du calcul fait obstacle au processus d’individuation qui, seul, rend l’individu public[2]. »

L’autre élément primordial dans le développement de la pensée de Stiegler est les précisions qu’il apporte au fonctionnement des trois rétentions primaire et secondaire (empruntées à Simondon), puis tertiaire qu’il avait déjà inauguré dans La Technique et le temps. Une des caractéristiques des rétentions tertiaires coproduites par technologies de la communication est une forme de contrôle qui vient modifier le processus d’individuation[3]. Dans ce contexte, le « nous » (qu’on pourrait associer à l’individuation collective) devient le « on » (qui serait une forme du « je » gangrené par le marketing compris comme une technologie de prise en charge de l’esthétique par le capitalisme cognitif). La principale conséquence de cette atrophie du « nous » est que l’individu est justement privé de sa capacité à penser le « nous » ; autrement dit de réaliser l’individuation psychique et collective nécessaire aux trois types de rétentions. Ce passage du « nous » au « on » induit une détestation de soi et des autres, car le sujet ne peut plus s’individuer (pour Stiegler, c’est notamment ce qui se produit dans le votre pour le Front National ou dans les attitudes de tueurs de masses). Les nouveaux types de pseudo individuations que produit le marketing (car il n’est pas certain qu’on puisse encore les parler individuation !) sont des fabrications de produit dont le vecteur est la consommation[4]. La conséquence du cloisonnement de l’individu dans le « on » est donc la production d’individuations jetables, éphémères.

Ces développements de Bernard Stiegler me font penser aux œuvres de Lizzie Fitch et Ryan Trecartin notamment la série Any Ever présentée au MAMVP en 2011[5]. Dans cette série, le duo d’artiste élabore une esthétique de la laideur et de l’outrance largement inspirée des vlogs. On y voit des individus grotesques à la lisière de l’adolescence et de l’âge adulte, leurs voix sont suraiguës et leurs mimiques exagérées, le tout enrobée dans une cacophonie de l’image et du son relevant d’une esthétique du trop… Tous ces éléments enchevêtrés rendant le visionnage de ces vidéos pénible. Leurs personnages surjouent chacun de leurs récits comme si les formes concrètes de leurs existences étaient calquées sur les postures offertes par les sitcoms ou la téléréalité (qui n’est jamais que le stade ultime de la sitcom). Grimaces, maquillage vulgaire, langage infantile ponctué de gros mots, bêtise du propos, tout y est. Les personnages de Fitch et Trecartin sont visiblement privés du « nous » : ils sont enfermés dans une boucle du « on », devenus produit d’un marketing de soi plébiscité par le capitalisme cognitif. Et cette idiotie (ou plus exactement cette « débilité » dans le sens où rien n’est volontaire pour l’individu bouclant dans le « on ») prend forme dans les mnémotechniques dont la destination première (les individuations) s’enlise dans la production de bien de consommation. Ainsi, chez Fitch et Trecartin, il n’y a plus de hiérarchie entre les smartphones, la main qui le brandit, la personne qui est au bout et le réseau internet sur lequel cette image est diffusée via le smartphone. Ce monde fait boucle, se consommant lui-même sans extériorité possible ; pour le dire autrement : enfermé dans son devenir entropie.

L’expérience produite par Fitch et Trecartin renvoie également à un autre passage de La Misère symbolique  avec cette citation que le philosophe emprunte à Joseph Pine et James Gilmore : «  […] dans la nouvelle économie de l’expérience, les entreprises doivent réaliser qu’elles ne fabriquent plus des produits, mais des souvenirs[6]. ». Ici, le souvenir est celui d’une représentation de soi comme prothèse de sitcom transitant via l’écran. Mon souvenir devient le souvenir de « on » ; ce même « on » qui interdit toute rétention, et donc toute individuation au sens fort du terme. Mais cette pseudo-rétention[7] a-t-elle encore un lien avec l’expérience ? S’agit-il encore d’expérience lorsqu’on ne nous offre pas d’objet à expérimenter, mais simplement à consommer ? L’expérience transformée en formule markéting et préempté par ce dernier, comme par exemple dans « l’expérience utilisateur » (UX[8]) promise par l’idéologie de la Silicon Valley et reprise, dans toute sa positivité, par nombre de commentateurs des nouvelles technologies. En guise d’expérience, il est en réalité question d’utilisation d’outils ou d’objets non conviviaux et fermés ; et en guise d’utilisateur, nous ne sommes convoqués que comme clients destinés à passer de la consommation d’une pseudo-expérience à une autre sans produire de rétentions, mais seulement de la pulsion. La promesse toujours nouvelle d’une « expérience utilisateur » inédite n’est alors qu’une succession fébrile de consommation d’objets entropiques. Cette expérience utilisateur (dont d’ailleurs la syntaxe angliciste ne trompe pas sur ses liens avec la novlangue du marketing) n’est d’ailleurs qu’un nouvel habillage de la nouveauté à laquelle s’ajoute nécessairement l’obsolescence (programmée non plus dans son aspect matériel, mais aussi dans le désir que nous avons de la nouveauté) qui s’exprime dans la haine du démodé (« déjà là structurellement démodé »[9] provocant déprime et violence dans le sens où nos consciences ne parvient plus à se stabiliser autour d’un objet ou d’un mode de vie). Cette utilisation de formes d’objets temporels (Hurserl) pour des objets qui devraient être stables relève de ce que Stiegler[10] considère comme la stratégie du capitalisme cognitif destiné à la fois à nous faire consommer des objets synchronisés avec notre psychisme (qui est lui-même temporel) et à dévitaliser les objets temporels relavant de l’art ou de l’activité collective (chanson, raconter des histoires, jouer ensemble, etc.) : « Nous vivons désormais dans une guerre où , l’articulation des rétentions primaires, secondaires ou tertiaires étant devenue le produit quotidien et permanent d’un contrôle industriel via les industries dites de flux, ce contrôle fait par nature et par essence obstacle à la disposition et à la disponibilité que l’expérience esthétique requiert. Ce que ce contrôle vise à éliminer, c’est précisément la disponibilité au temps en tant qu’il est par essence la singularité incontrôlable [par le marketing][11] ».

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Lizzie Fitch & Ryan Trecartin, P.opular S.ky (section ish), 2009.

Un autre élément de la pensée de Stiegler développé dans De la misère symbolique me fait penser aux œuvres de Fitch et Trecartin : l’idée d’une esthétique du cauchemar. Stiegler décrit l’esthétique du cauchemar comme une posture dans laquelle le narcissisme primordial est annulé pour répondre aux sollicitations du marketing comme constitution du « on » : « En ruinant le narcissisme primordial, l’exploitation industrielle illimitée de la technologie de l’image (de la cinématographie dont la télévision est un sous-domaine) a éliminé la possibilité même de voir des images. Produisant des images qui rendent aveugle, l’exploitation industrielle des images est leur pure et simple destruction – car il n’est d’image que vue. L’image n’étant pas vue, elle peut devenir soit oracle de l’aveugle voyant […] soit “réalité” où s’annule le symbolique – une réalité de cauchemar : il ne fait pas de doute que nous vivons l’époque d’une esthétique du cauchemar[12] ». Dans ce contexte, l’individu n’est plus sollicité pour sa participation (celle qui produit de la rétention primaire et secondaire et permet les individuations), mais simplement pour sa capacité à consommer. La perte de participation induite par les technologies de l’hypermnémata (c’est-à-dire, selon Stiegler, les technologies de l’information et de la communication) nous plonge dans le sensitif au lieu du noétique. Ainsi, on retrouve la forme de bouclage du « on » qui assigne le consommateur au statut de débile, au dégoût de soi. Et c’est précisément à ce dégoût de soi que renvoient Fitch et Trecartin en nous tendant le miroir (à peine) déformant que sont leurs vidéos.

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Lizzie Fitch & Ryan Trecartin, P.opular S.ky (section ish), 2009.

[1] Stiegler, De la misère symbolique, Paris, Champs Flammarion, 2004, p. 76-77.

[2] ibid, p. 79.

[3] Pour tout ce qui concerne les notions autour de l’individuation, se reporter ici

[4] Stiegler, op. cit., p. 102.

[5] Lizzie Fitch & Ryan Trecartin, Any Ever (série de 7 vidéos et installations), Musée d’Art moderne de la Ville de Paris, 18 octobre 2011-8 janvier 2012.

[6] B. Joseph Pine et James Gilmore, cité par Stiegler, op. cit., p. 59.

[7] Je propose de parler de pseudo-rétention pour désigner le type d’individuation entropique proposée par la captation de l’esthétique par le marketing

[8] User eXperience, on parle aussi d’UX design dont la mission est de mettre en œuvre des interfaces efficaces dans le sens où leur utilisation doit être fluide et intuitive.

[9] Stiegler, op. cit., p. 59.

[10] ibid, p. 11 et sq.

[11] ibid, p.144.

[12] ibid, p. 133.

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